Terres d'intuition

Cette humaine-là

Quand je n’écris pas, c’est que quelque chose en moi ne participe plus à la conversation des étoiles
Christian Bobin

Après dix jours de récit consécutif qui m’ont valu quelques nuits d’euphorie, je surfe un moment sur la satisfaction du devoir accompli. Confiante dans l’arrêt du mouvement, nécessaire pour reprendre mon souffle, retrouver les papillons au jardin, les sourires des voisins, les appels quotidiens…

Et puis… Plus rien

Le temps s’étire, les heures s’étiolent.
Les paragraphes s’embrouillent et le bord des pages se gondole.
Je n’écris plus.
Je suis perdue.
Mon calendrier vacant a sur le contenu de mes journées le même effet déformant qu’un miroir d’eau agité par le vent.

Comme beaucoup d’entre nous, après l’annonce du confinement, j’ai d’abord fait preuve de créativité, fanfaronnant presque sur ma capacité à m’adapter à une nouvelle réalité. Tu n’as pas pu passer à côté des multiples propositions artistiques, solidaires, contestataires, humoristiques, pratiques ou engagées qui dans un premier temps ont submergé les écrans. Porté par l’ampleur de l’événement, chacun s’est réapproprié son droit à exprimer son avis, à innover, à inventer. Peut-être que toi aussi, tu as vu dans cette période une opportunité, exalté à l’idée de tout ce que tu allais enfin pouvoir effectuer.
Et puis le temps a passé.
Et l’essentiel a été effleuré.

C’est si simple de laisser filer le temps

De le remplir de mille et une choses plus ou moins utiles, instructives ou de s’en divertir. C’est si facile de reléguer en arrière-plan ce qui compte vraiment.
J’ai beau ne pas être inactive, je ne parviens pas à me défaire de cet encombrant leit motiv : je ne suis pas productive.
Je ne suis pas productive.
Et ce n’est pas le pire. Car ce sentiment et moi, nous nous tutoyons déjà depuis longtemps. Non, le pire, c’est que même si j’arrive encore à me fuir, je n’ai plus la possibilité de me mentir.

Je me déçois

Je sais comme toi que ce temps qui m’était offert ne reviendra pas.
Et alors quoi ? Pourquoi ai-je besoin de la brutalité planétaire d’une crise éco-politico-sanitaire ?
Qu’est-ce qui m’empêche d’écrire tous les jours si ça me chante ?
Rien.
Veuillez circuler.
Ma réserve d’excuses est épuisée.
Et de me fustiger à nouveau, de me pulvériser à coups de marteau. Nulle, je suis. Misérable. Et aussi lâche, indisciplinée, lente, timorée, de mauvaise foi… Tout ça à la fois.

De la déception au dégoût de moi, il n’y a qu’un pas

Une fois, deux fois, cent fois, je me ressers de ce plat. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’autre option pour me soulager que de régurgiter sur le papier toute cette bouillie mal digérée.
Dans ce reliquat flottent quelques débris aisément identifiables, mémoires de ces fois innombrables où j’ai cru décevoir les autres, ne m’estimant pas à la hauteur des attentes et des espoirs qu’ils avaient nourris à mon égard. « Tout ce potentiel gâché… », « finiras–tu un jour ce que tu as commencé ? » criait leur regard… Le tout baigne dans une abondante bile acide sécrétée par toutes les fois plus subtiles, plus nocives aussi, où je me suis déçue, moi. Et il y en a des tas.
Ecoeurée, je lis dans ce liquide infâme mes actes manqués, annulés, évités, reportés que je savais pourtant essentiels à mon âme.
Comme dans ce moment-là. Où, même lorsque toutes les conditions semblent réunies – l’envie, le temps, l’environnement naturel, les conditions matérielles, … – oui, même là. Je n’écris pas.

Tout ce qui n’est pas donné est perdu.
Hasari Pal

Offrir ma vérité

Et ma vérité c’est que je suis à l’arrêt.
Que je ne crée pas. Je ne propose rien de nouveau.
Tétanisée par tout ce que je pourrais dire, tout ce que je pourrais risquer pour la beauté d’une forme-pensée et le pouvoir d’un mot. Forcée de constater que cette pression que je me mets à vouloir incarner mon intention la plus chère est précisément ce qui m’en tient éloignée.
Ecrire c’est proposer une vision, partager une inspiration, non ? Que vas-tu penser de moi si tu sais que je tourne en rond ? Plus important : qu’est-ce que je pense de moi quand je me défile devant ma plus haute aspiration ?

Un poisson qui refuse d’être un poisson

Qui suis-je pour m’imposer de voler avec aisance au-dessus d’un océan d’imperfection ? Qui suis-je pour me croire dispensée de plonger dedans, d’être ralentie, de m’y essouffler avec le reste de la mêlée ? Quelle arrogance, quelle prétention !
Qui suis-je d’autre au fond qu’une apprentie assise au volant de la conduite de sa vie ? Agacée d’être au point mort. Rêvant de passer les vitesses avant même de maîtriser la première leçon : être capable de tenir d’une main ferme et souple la bonne direction.
Je comprends soudain. Dans ce décalage entre mon désir profond et mon action, il y a la marque de mon appartenance au genre humain.
Alors je me suis tournée vers ce qui en moi est petit, brisé, meurtri, désespéré. J’ai pris dans mes bras ma déception, l’ai enveloppée de tendresse et d’affection.
Et comme par magie, elle s’est amoindrie.

Écrire que je n’écris pas, c’est encore écrire

J’ai donc imaginé créer depuis l’absence-même de création et cette idée m’a enchantée. Par esprit de contradiction. Et pour défier la petite voix qui me sabote, donner une chance à celle qui me chuchote de ne pas l’abandonner.
Pourtant à l’approche du clic qui viendra me délivrer de ce bébé-texte tiré aux forceps, je m’agite comme un oiseau affolé qui se cogne aux murs de la pièce de laquelle il cherche à s’évader.
Tremblant de plus belle, je vois combien j’ai peur d’être cette humaine qui peine à battre des ailes. J’ai la trouille de te la montrer, la plus grande difficulté à te la partager, comme si elle n’était pas assez brillante ou performante pour que tu puisses l’apprécier, la respecter.

Alors je décide de ne pas me juger, je m’engage à m’encourager

Je décrète que chaque jour est un jour 0, un jour pour essayer, un jour pour recommencer.
Un jour pour écouter le petit prince de mon cœur exiger en douceur « S’il te plait… écris-moi un brouillon »… et pour m’exécuter sans poser de question.
Un jour pour me hisser à la hauteur dévastée de l’humilité.
Un jour de plus pour grandir en humanité.

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