Terres d'intuition

Vipassana : Récit d’un voyage intérieur

En ces jours de « retrait forcé », je me suis questionnée sur une manière de vivre l’intimité de ce moment tout en restant en lien avec chacun. J’ai l’élan d’offrir quelque chose qui ne peut m’être retirée : ma façon d’expérimenter la vie et surtout, ma spontanéité à la mettre en mots. D’une « pause imposée » à un « retour vers soi proposé », il n’y a qu’un pas. Que l’on peut choisir de franchir, ou pas ! M’isoler du monde pendant plus de 10 jours a marqué mon chemin pour toujours. C’est pourquoi j’ai décidé de partager chaque jour que durera le confinement, un extrait de mon expérience personnelle de retraite de silence et de méditation Vipassana effectuée en 2016.

« Rester chez Soi » pourrait bien cacher une aventure plus grande qu’il n’y paraît…

Bon voyage !

Jour 1 – MÊME PAS PEUR ?

L’expérience, ce n’est pas ce qui arrive à quelqu’un, c’est ce que quelqu’un fait avec ce qui lui arrive.                                     Aldous Huxley

Quelques heures avant d’être coupée du monde

Avant tout grand départ, il convient de mettre en ordre, de boucler, d’organiser. Déterminée et enthousiaste, je préviens mes proches que je ne serai pas joignable pendant 10 jours, mon téléphone devant être confié à un casier auquel je n’aurai pas accès, sauf en cas d’urgence. « Coupée du monde, tu veux dire… Volontairement ? ». Difficile d’échapper aux angoisses des uns, à l’incompréhension des autres. « Et s’il arrivait quelque chose de grave ? On ne pourra pas te prévenir ! ». Malgré mon appréhension, je rétorque qu’il pourrait aussi arriver quelque chose de beau. Et me retiens d’ajouter « mais je vais revenir, vous savez ! ». Car, si j’ai bien l’intention de rentrer, j’ai en même temps l’intuition croissante que j’en reviendrai différente.

Arrivée au Centre…

… en compagnie de Sama, ma covoitureuse anglo-turque multilingue de 39 ans, une maman excentrique et joyeuse qui m’a plu au premier instant. Après de vivantes conversations et un dernier virage, nous découvrons ensemble une charmante bâtisse en pierres dans la campagne bucolique du Jura Suisse. « Here we are… » murmurons-nous simultanément, beaucoup moins prolixes d’un coup. Dans mon ventre, le même frémissement qui précède un tout premier saut en parapente. Partagée entre la tentation cardiaque de céder à la panique, et l’excitation devant cette attirante expérience inconnue.

Vipassana

Derrière ce joli mot qui signifie en sanskrit « voir les choses telles qu’elles sont », plus qu’une technique, un véritable chemin. Un art de vivre tiré des plus anciennes traditions indiennes, et rendu accessible à tous de manière totalement laïque, gratuite et apolitique dans de nombreux centres à travers le monde.

Les règles du jeu

Une ambiance un peu solennelle s’installe dans la salle où nous sommes réunis tandis que l’on nous énonce les règles du jeu : un engagement à rester dix jours entiers, à observer le complet silence, c’est-à-dire proscrire toute forme de communication verbale et non verbale avec les autres (incluant les sourires, regards, gestes, contacts et signes…), à respecter un code vestimentaire modeste et confortable, à mettre sous clé tous les appareils technologiques ultra connectés ainsi que tout matériel de lecture ou d’écriture – à mon grand désespoir – et à suivre l’emploi du temps quotidien intense de 4h à 21h conçu pour maintenir une pratique de méditation continue. Sur les visages autour de moi, on peut lire tantôt l’acceptation, tantôt les spasmes d’une résistance assumée ou inavouée. De mon côté, je me concentre tant bien que mal sur ce qui m’a poussée à me retrouver là.

L’opportunité de me retrouver seule avec moi-même

Vraiment seule. Sans aucune intrusion extérieure, pollution ou diversion via un surf sur le web, une publicité intempestive, une notification Facebook, des obligations professionnelles ou familiales, une information soi-disant stupéfiante de l’actualité. Ne plus être la fille de, la copine de, la prestataire de, la consommatrice de, la cliente de… Poser pour un temps le masque des conditionnements que l’on emporte partout avec soi à travers un look, une gestuelle, un vocabulaire, un statut, une politesse, une habitude… Toutes ces attitudes, comme autant de repères que l’on croit faire partie de nous et qui perdent leur sens sitôt qu’on leur ôte le regard des autres. Le moindre détail logistique étant pris en compte par des bénévoles pendant toute la durée du séjour, il n’y a absolument RIEN à gérer ni à penser d’autre que soi. Parce que même sans « tout ça », eh bien… je suis encore moi.

Qu’y a-t-il derrière ce « je » indélébile ?

Quelques secondes avant le démarrage officiel du Noble Silence, Sama me glisse à l’oreille un « Bon Voyage ! » assorti d’un clin d’œil épicé. Sans le savoir, elle me rappelle qu’il est possible de plonger avec légèreté. La peur s’est évaporée. Laissant place à une douce curiosité. Je suis prête. J’ai choisi d’être là. Et de sauter le pas.

Jour 2 – GRAND MÉNAGE

On n’emporte que l’essentiel tant en objets qu’en pensées, et ce tri est déjà une philosophie.

Alexandre Poussin

4h30. Dans la salle de méditation me parviennent des sons lointains amortis par la torpeur matinale.
J’entrouvre un œil. Autour de moi, mes camarades assis en tailleur, droits et immobiles comme autant de statues de Bouddha. Le sommeil dont le gong m’a extirpée trente minutes plus tôt me tend d’irrésistibles bras.
Un nouveau jour se lève à Vipassana.

100 millions de pensées… Et moi, et moi, et moi

Bien installée sur mon coussin douillet, ce n’est pourtant pas le grand calme que j’espérais. Les premières heures du voyage ressemblent plutôt à une errance en haute mer, tel un bouchon sans repère balloté par les remous d’une immense agitation.
Moi qui suis venue goûter au silence avec l’intention de mettre à profit ce temps d’introspection, me voilà le témoin abasourdi d’une éprouvante cacophonie.
Imagine des centaines d’enfants crier, sautiller, tirer ta manche pour te poser une question, le tout assorti de plusieurs musiques de fond (oui, on a probablement coché l’option « jukebox intégré » au moment de ma conception). Bienvenue dans ma tête en pleine ébullition ! A ce stade, crois-moi, être l’unique surveillante de mes grouillantes pensées, impuissante, dépassée, sans aucune autorité ni aucun moyen de siffler la fin de la récré, s’apparente davantage à une torture qu’à de la méditation.

Du découragement à l’engagement

L’ambiance à la fois austère, apaisante et disciplinée générée par le ballet feutré de nos déplacements contraste avec un brouhaha intérieur épuisant. L’idée que cette expérience soit peut-être hors de ma portée me traverse l’esprit. Une pensée de plus dans ce tourbillon que mon immobilité semble avoir rendu impossible à ignorer. Aussitôt attrapée que celle-ci m’échappe, me laisse avec une autre, dérisoire, contradictoire, rien à voir.
J’ai le tournis, plus rien ne tient ici. Je suis la reine désenchantée d’un royaume cérébral asphyxié par des serviteurs bancals, corrompus et défaillants.
Qu’est-ce qui tient en moi ? Qu’est-ce qui est solide, immuable ?
Un silence abyssal me répond.
Comment ai-je pu laisser s’accumuler autant de poussières sur mes étagères ? C’est quoi tout ce bazar, dans mes disques durs ? Pas étonnant que je n’arrive plus à stocker de nouvelles informations… et que je nage en pleine confusion !
Un choix s’offre à moi. Ce désordre, j’en suis responsable. Je peux rester assise au centre de mon salon en questionnant sa décoration ou accepter de lever les yeux vers les toiles d’araignées au plafond.

Le grand nettoyage

Qu’il est tentant de se contenter d’un dépoussiérage de surface et d’un rangement apparent ! Mais cette fois je ne te parle pas de tapoter les coussins, de donner un coup d’éponge par ci ni de rassembler les papiers disséminés par là. Un réel ménage de printemps s’accompagne d’un tri conséquent.
Pour dénicher tout ce qui s’est accumulé dans les replis de mon inconscient, il s’agit d’ouvrir grand les placards, de rencontrer leur contenu, d’en estimer l’utilité, de décider ou non de leur participation dans la suite de ma chanson. Accepter de tout démonter, des tapis aux rideaux. Déplacer les meubles, les cloisons s’il le faut.
Minute après minute, heure après heure, je m’efforce d’observer ce nuage de pollution intérieure, cette incapacité du mental à s’arrêter de tourner, sa tendance obsessionnelle à vagabonder. Paupières closes, je m’applique et j’apprends à l’ancrer plus fermement en le ramenant à ce miracle permanent qui me traverse d’instant en instant : le souffle. Mon souffle. Qui, lui, n’a aucune histoire à me raconter. Mon souffle, le pilier solide sur lequel j’avais oublié de m’appuyer.

Prendre soin d’ici

A chaque nouvelle respiration à laquelle je parviens à offrir toute mon attention, ma concentration grandit. Petit à petit, je comprends que la dispersion n’est que la résultante d’un air intérieur saturé. Et que seule la présence à mon souffle est en mesure de l’aérer.
Cette vigilance de chaque instant n’a rien de l’illumination sexy et du havre de paix que je fantasmais en arrivant ici. Et par « Ici » je veux dire précisément sur ce coussin, mais aussi au centre de ma vie, dans mon corps, mon cœur et mon esprit.
Voilà l’autre enseignement apporté par cette journée : il n’y a nulle part où aller, pas d’ailleurs où se réfugier. C’est « Ici » que je vais respirer pendant encore de longues années. Il ne tient qu’à moi d’en faire un espace sain, accueillant, inspirant.
Une maison disponible pour rêver, vivre et aimer.

Jour 3 – RALENTIR

La sagesse, c’est savoir que je ne suis rien.
L’amour, c’est savoir que je suis tout.
Entre les deux, ma vie s’écoule.
Nisargadatta Mahara

Je perds progressivement la notion du temps

Ce serait mentir d’affirmer qu’au départ, je n’ai pas subi les effets d’un certain décalage horaire. A 9h du matin j’ai déjà l’impression d’être levée depuis trois jours. J’ai eu le temps de méditer deux heures, de petit déjeuner copieusement, de me laver, de marcher dans les espaces extérieurs délimités autour du Centre, de ranger mes affaires, de méditer une heure à nouveau. Et il va falloir tenir jusqu’à 21h ! Je vais mourir, probablement. Egarée dans les couloirs du temps.
Chaque séquence de mes journées est rythmée par le son grave et profond du gong si bien que, sans autre échéance à tenir, je me désintéresse peu à peu du calendrier. Tout juste extraite du train de vie infernal prévalant dans nos existences contemporaines, il n’y a soudain plus rien à faire d’autre qu’être assise là, et respirer. C’est à la fois simple et brutal, absurde et génial.

Lenteur et volupté

Les secondes s’étirent… gagnent en épaisseur… Elles finissent par durer des heures.
Luttant pour garder le dos droit, je m’efforce de mettre en pratique les conseils prodigués en début de matinée, tous destinés à nous apprendre à observer de plus en plus finement le défilé de nos pensées. L’idée étant de passer du carnaval à la haute couture, si vous voyez ce que je veux dire.
A mesure que je me familiarise avec cette danse en trois temps – qui consiste à 1) me laisser distraire 2) en devenir consciente 3) ramener mon attention sur le fil conducteur de ma respiration (jusqu’à la prochaine distraction) – je remarque un changement se produire. Comme si le petit vélo dans ma tête se mettait à ralentir. C’est d’abord si subtil que je me crois victime d’une hallucination. Pourtant il récidive. Je le sens perdre en vitesse, réduire l’allure. S’approcher de plus en plus lentement du paysage, au point de pouvoir en apprécier la vue. Plus de doute possible. Il s’accorde même de brèves pauses qui laissent entrevoir loin derrière les nuages, un bleu azur.

Je suis riche du temps dont je dispose

Lorsque cette idée s’impose à moi, je la reçois comme un luxe encombrant. Avec la même gêne que provoquerait un passe-droit octroyé sans avoir rien demandé. Pourtant dans ce silence dilaté, je comprends que je ne pourrai plus me mentir. J’ai du temps. Et j’ai le pouvoir de décider comment l’employer. Je peux choisir de le laisser filer ou de l’utiliser pour créer la réalité qui me plait. Je peux le consacrer à remplir mon porte-monnaie ou à goûter le regard de mon bien-aimé dans la douceur d’un soir d’été. Je peux le mettre au service d’attentes projetées par la société ou de ce qui permettrait de la réinventer. Oui, ralentir m’a rendue plus riche que je ne l’aurais jamais imaginé.

Dire que j’étais passée à côté

Avant le dîner, je sors dehors respirer. J’ai beau avoir arpenté le jardin dans tous les sens depuis mon arrivée, je réalise que je ne l’avais pas vraiment regardé. Je dépose, soulève puis repose consciencieusement mes pieds dans l’herbe fraichement coupée. Au loin, on entend les premiers coups de fourchettes résonner. Je fais demi-tour et m’apprête à rentrer quand mon regard accroche deux énormes escargots à la coquille nacrée. Nullement perturbés dans leurs échanges de bave dorée, ils semblent faire l’amour au milieu de l’allée. S’ils savaient combien je me réjouis de voir mon monde s’arrêter de tourner. Comme une horloge folle dont la petite aiguille resterait miraculeusement bloquée sur une heure de grande vérité.

Jour 4 – LIBERTÉ CARCÉRALE

« L’homme libre agit au lieu de réagir et devient l’artiste de sa vie. »
Daniel Béresniak

Quelle heure est-il ?

Pendant que mon corps s’étire, ma main tâtonne à la recherche de… Puis retombe dans un soupir vain lorsque l’image de mon téléphone captif d’un casier cadenassé au rez-de-chaussée me revient. Il fait encore nuit noire. Tout est calme dans le dortoir. D’où me vient cette énergie ? A peine commençai-je à m’interroger sur les raisons d’une possible insomnie que le gong de 4h du matin retentit. Je souris toute seule dans mon lit. Il a donc fallu quatre petits jours pour reprogrammer l’horloge interne de ma drôle de machine humaine ! Parmi toutes les règles de vie auxquelles j’aurais pourtant juré ne jamais réussir à me plier, celle du réveil nocturne figurait en bonne première place sur la liste.
Et je ne suis pas au bout de mes surprises. L’expérience va se reproduire à plusieurs reprises : mus par une instinctive anticipation, mes yeux s’ouvrent quelques secondes avant la fin des séances de méditation. Celles-ci me laissent d’ailleurs une impression de moins en moins pénible. Je m’absorbe parfois si fort dans l’exercice que je m’étonne quand il se termine !

Le meilleur est à venir…

Il me prend de court lors de la pause déjeuner. Assise avec d’autres apprentis méditants devant une gigantesque baie vitrée, à distance les uns des autres, évitant ainsi la tentation de passer le sel, de sourire ou de se regarder, je suis entrain de manger. Ou plutôt devrais-je dire : je suis en train de mâcher. C’est-à-dire que je sectionne, je concasse, je broie, je pile, je rassemble en bouillie savoureuse la moindre matière alimentaire colorée et singulière que je porte à ma bouche. Je ne sais plus me nourrir en mode automatique, j’ai rendez-vous avec une dégustation artistique. Entre deux minutieuses bouchées, mon regard se rend auprès d’immenses châtaigniers qu’on aperçoit en lisière de forêt.
Quand soudain, tout s’arrête.
J’entends distinctement un silence dans ma tête.
Ça n’a plus rien d’une apnée de soulagement entre deux vagues de pensées.
C’est au contraire un fleuve puissant qui m’emporte, un courant d’une intensité inouïe qui s’engouffre, décroche tout ce qui en moi était encore suspendu et me dépose nue, étourdie, sur une plage de sable immaculé.

Une grande page blanche

Je voudrais sauter de joie, secouer tout le monde autour de moi. Mais pour leur dire quoi ? « Regardez c’est là, juste là ! ». La belle affaire.
Pas une seule des généreuses montagnes que j’ai parcourues ces dernières années ne m’a procuré un tel sentiment de liberté. Je comprends qu’aucune course organisée ne mène à cet étrange sommet. Même si l’on peut croiser quelques guides en chemin, chacun doit inventer sa propre randonnée, et surtout, réapprendre à marcher.
J’ai cessé de mâcher. Je suis éblouie. Amusée aussi. De goûter ce mélange prolongé de puissance et d’apaisement derrière cette vitre, entourée d’étrangers muets qui s’agitent, cloitrée ici, avec des règles de vie très strictes.
Avant de te disqualifier, sache que j’ai un problème archaïque avec l’autorité. A partir du moment où une règle m’est imposée, j’ai envie de la transgresser. Ne te fie pas à la douceur de ma voix, à la chaleur de ma main posée sur toi. Croise mes yeux dans un instant où je me sens frustrée, limitée, et tu sauras que je suis une belle effrontée.

Ma liberté, c’est le cadre que je choisis

Pour me sentir libre, je m’autorise à ne pas toujours tout respecter. Je vais même t’avouer, j’ai longuement hésité avant de renoncer à planquer au fond de ma valise, stylo et carnet. Sous la contrainte, je deviens impulsive, j’étouffe, j’ai besoin d’air. Ici, j’apprends exactement le contraire. Qu’elle soit physique, relationnelle ou horaire, la contrainte me libère. Il y a même un numéro inscrit sur mon verre avec une place attitrée pour le ranger. Je peux choisir d’y voir une privation de liberté ou un truc en moins à penser. Car dès lors que je comprends que ce qui me tient enfermée c’est d’abord mon mode de pensées, tout ce qui me permet de moins cogiter m’offre alors l’opportunité de faire un pas de côté. Sortir de la cage. Découvrir émerveillée, la blancheur d’une nouvelle page. Sur laquelle je suis libre de vibrer, ressentir, imaginer.
Aucun stylo n’a le pouvoir de libérer mes mots. Comprendre que je suis seule à les retenir prisonniers est la clé. N’étant plus détenue, je n’ai plus besoin de m’évader. Je peux regagner mon domicile, être assignée à résidence sans limite de durée, et lui offrir ma présence habitée.
Dehors, la pluie s’est mise à tomber, je vais rester encore un peu la regarder.

Jour 5 – CONTEMPLATIONS

Converser avec la nature, c’est faire entrer en soi l’unité du monde, plutôt que chercher à en identifier les fractures. C’est saluer toutes les manifestations du cosmos, du soleil levant à l’oiseau du matin.
Sylvain Tesson

Dépaysement consentant

Au petit matin, par la fenêtre de la salle de bain, les oiseaux habillent déjà l’aurore de leurs accents mélodieux. Chantaient-ils si fort le premier jour ?
En acceptant de perdre mes repères le temps d’un voyage dont je ne connais ni la durée ni la destination, je deviens sensible à ce qui m’entoure.
Rendue au silence et à la lenteur, j’accède à la beauté. A tous ces trésors que j’avais oublié d’admirer.
A mesure que se renforce mon lien avec ma respiration, que je me laisse aller à la douceur de la divagation, c’est tout mon être qui entre en contact avec les éléments simples et nécessaires à son expression.

De nouvelles oreilles pour écouter

Les contrastes entre l’intérieur et l’extérieur s’estompent. Chaque sortie devient une prolongation de cette divine attention. Enfiler mes chaussures, mon blouson, devient un rituel douillet dans le sas de l’entrée. Une fois dehors, la méditation change seulement de décor. Dans ce calme environnant, hors du temps, je perçois une musique étonnante, je capte une lumière différente.
Les genêts sont ouverts de leur jaune solaire.
Les myosotis illuminent le parterre.
Le vol des hirondelles dessine de mystérieux mandalas dans le ciel.
Le printemps éclate en mille couleurs qui m’atteignent.
Une pierre roule et transporte mon regard vers de grosses limaces d’un brun sombre et brillant qui se prélassent sur l’étroit sentier de nos promenades limitées. Comme chacun de nous ici, elles cherchent à traverser pour aller de l’autre côté, là où les brins d’herbe larges et prospères portent de tendres promesses d’abondance et de sécurité. Une épopée peu confortable, il faut parfois s’écorcher sur les graviers, et savoir en cours de route se reposer. Il y a des jours où j’aimerais être une limace pour me rouler en boule sur le sentier chaotique de ma vie.

Laisser l’orage me traverser

Le soleil s’est caché et la température a chuté, à présent tout le monde est rentré. Je traine encore et m’éternise seule, au fond du jardin. L’orage gronde au loin.
Postée sous la protection d’un frêne géant, les pieds enfoncés dans ses racines molletonnées, j’observe au-delà des champs et des prairies, les cieux se déchirer. De gros nuages noirs s’affrontent et défilent à une vitesse inouïe. Le gris a tout pris, mais le spectacle n’est pas fini. Il faudrait partir. Impossible. Je suis bloquée, tétanisée. Une tête de loup se forme dans un nuage qui semble me parler. Au même instant, je sens, je sais, que je ne suis pas en danger, que je dois rester.
La pluie n’est pas encore sur moi. Pourtant je la perçois. Avec une acuité dont je n’avais pas idée. Chaque goutte écrasée au sol à quelques kilomètres de là, compose le pas bruyant et saccadé d’une armée qui me fonce droit dessus. C’est comme si cette armée faisait partie de moi, que je pouvais anticiper son déplacement, connaître sa vitesse, la position de son poste de commandement. Comme si elle se déployait à l’intérieur d’un moi plus vaste, immense, infini.
Sans trembler, j’ai accueilli la pluie.
J’ai compris que je contenais le monde, et j’ai souri.
Jamais je n’oublierai cet orage qui m’a prêté son visage.
Et telle une abeille posée sur un petit caillou blanc,
Sur le bois trempé d’un banc,
Au moindre rayon de soleil,
Je suis sortie sécher mes ailes.

Jour 6 – LE DOUTE

Je savais qui j’étais ce matin, mais j’ai changé plusieurs fois depuis.
Lewis Carroll

Aujourd’hui, rien ne va

Emmitouflée dans ma couverture, je m’agite, je m’agace. Tout est à nouveau dense, grossier, bien loin de la sensation d’expansion légère et d’ultra-perception de la veille.
C’était pourtant là, je n’ai pas rêvé.
Je cherche encore, je courbe le dos, je m’échine. Rien n’y fait. Les séquences de méditation s’enchainent et j’ai l’impression d’avoir cassé la machine.
Inspire… Expire…
Je me vois en Alice au pays des merveilles entrain de rétrécir, de se ratatiner pour parvenir à passer par la porte la plus minuscule qu’elle puisse trouver. Plus je me débats, plus mon Alice s’entortille dans le chat de l’aiguille. Infirme, elle s’enlise et se noie en gardant son air modèle de petite fille. Non mais, vraiment !… Elle se croit maline avec sa jambe de bois ?
Je suis redevenue moi. Celle du premier jour, avec le souvenir d’avoir été plus que ça. Comment puis-je avoir été si naïve ? Me croire libérée, imaginer que cet état allait durer ? A quoi bon goûter au meilleur des repas, pour ensuite me voir resservir le même ordinaire plat ? Au moins, avant, je pouvais prétendre aimer cela !

Demander la direction

Devant mon égarement et face à ma vaine obstination à reproduire une subtile sensation, la peur de passer à côté de l’expérience que j’ai choisi de vivre me saisit. Je me résous à inscrire mon nom sur le tableau de demande d’entretien confidentiel avec un enseignant, seule exception qui nous permet de briser le silence.
On reconnaît un guide à ce qu’il ne nous tend jamais la main. Il se tient là, prêt à recevoir notre interrogation. Il sait que la première étape pour se repérer consiste à oser appuyer sur le bouton d’arrêt d’urgence.
C’est mon tour.
Je prends une grande inspiration, et m’avance dans le petit salon.

Point d’argumentaire, ni de grande leçon

Je récolte surtout des questions.
– Cela t’est-il déjà arrivé ? D’être anéantie à l’idée de ne pas réussir ? As-tu le souvenir de ne pas t’être sentie à la hauteur ?
**(Rires tonitruants dans la salle imaginaire de mon théâtre intérieur)**
– … C’est l’histoire de ma vie !
– Alors au lieu de la fuir, va à la rencontre de cette partie de toi, comme on irait au devant d’un ami. As-tu le choix ? Puisque dans l’instant c’est la seule compagnie qui se présente à toi.
– Oui. Bon, pas exactement la « seule » compagnie. Je me coltine aussi la narine sifflante de ma voisine, la toux bruyante de mon voisin. Entre le claquement des portes battantes, ceux qui déplient et replient leurs jambes comme des automates bien réglés et la liberté que certains prennent à sortir de la salle à tout va, tout me fait bondir. Comment méditer dans ces conditions ?
– Les autres n’ont-ils pas toujours été là ? Il n’y a pas de conditions parfaites, tu dois apprendre à composer avec la réalité. C’est ainsi dans la vie. Il n’y a jamais de moment idéal. Les enfants, les conjoints, les parents, les voisins… Tu peux t’épuiser à faire respecter le calme que tu attends, ou bien dénicher la quiétude à l’intérieur de toi-même, dans les remous-mêmes de ta frustration.
– C’est juste que… je déteste être revenue à la case départ…
– La case départ, c’est aussi chez toi. Ne peux-tu accorder un regard bienveillant à la version limitée, frustrée de toi ? A celle qui ne réussit pas à chaque fois ?
– … Et si je n’arrive pas à reproduire ce que j’avais trouvé ?

– Et si tu abandonnais l’idée d’y arriver ?

En voyage, il n’est pas rare de chercher son chemin.
Il nous faut alors savoir où l’on désire se rendre, écouter les signes, étudier nos différentes options. Et lorsque nous le jugeons opportun, accepter de faire halte auprès de ceux qui peuvent nous éclairer. Si l’orgueil a pu un temps m’en tenir éloignée, cette rencontre m’a permis de voir plus loin que le bout de mon nez, dans un moment où je m’étais mise à buter sur le même obstacle de manière répétée, telle une mouche qui cogne obstinément sur la même portion de vitre alors que la sortie est juste à côté.
Je reprends le cours de mon séjour prête à accueillir la réalité telle qu’elle est, disposée à aménager à cette bonne vieille copine – mon exigence – une petite place dans mon intériorité. Rien n’est jamais figé. Au lieu de lutter contre le courant, je peux plonger dans la rivière impermanente des choses et m’en faire une grande alliée.
Le « Tout » que j’ai pu effleurer ne m’a jamais repris ce qu’il n’a pu me donner. Ma totale Présence m’en a simplement ouvert l’accès. Si je m’en sens séparée, c’est que… je me suis de nouveau quittée.

Jour 7 – FAIRE LE PLEIN

Tout s’est arrêté ; ma vie s’est arrêtée : cette grande vitre, cet air lourd, bleu comme l’eau, cette plante grasse et blanche au fond de l’eau, et moi-même, nous formons un tout immobile et plein : je suis heureux
Jean-Paul Sartre

Enfant, je pouvais rester des heures fascinée à la nuit tombée par les petits carrés éclairés sur les façades d’immeubles, au creux des maisons. Passages secrets vers d’autres réalités, ils allumaient en moi un mélange d’innocente curiosité et de désir d’intrusion. Le reste était confié à mon imagination.

Où sont-ils ? Que font-ils ?

Les autres.
Mes autres.
Ceux dont j’ai eu besoin de prendre des vacances, ceux qui me soutiennent par tous les temps, ceux qui toujours m’appellent au mauvais moment, ceux que je n’ai pas encore rencontrés, ceux que j’ai aimés et qui m’offrent leur indifférence depuis trop longtemps…
Le manque est un invité mal élevé. Il se croit tout permis, envahit tous mes silences avec les acouphènes de l’absence.
Ce n’est pas tant que j’ai envie de parler, non, mais plutôt d’entendre des discussions animées, de savoir qu’un festin s’organise et que je pourrais y participer, d’abriter ma solitude dans l’éclat vif d’un regard ou la chaleur tendre d’une main. A chaque nouvelle méditation, je n’ai guère plus d’options que de me relier à ma famille d’humains par l’air qui entre et sort de mes poumons. En souhaitant qu’eux aussi, à cet instant, respirent à leur balcon.

Ce vide qui était plein

Dans la vie discrète du centre, les autres ne s’effacent pas complètement pour autant. Si certains m’agacent, envahissent de leurs gesticulations mon espace, la plupart m’intriguent, me captivent, m’attirent de façon irrésistible. L’absence d’interactions ouvre un vide disponible à une énergie douce et subtile qui rend les présentations inutiles.
Sans besoin d’observer ni d’analyser, mes sens exacerbés m’indiquent intuitivement que je dois plutôt éviter celui-ci, que celle-ci pourrait être mon amie.
Dépouillée de mon armure de protection, soulagée de nombreuses obligations, me voilà touchée en plein cœur par d’anonymes attentions. Que dire de ce sourire clandestin, de ce geste réflexe pour rattraper au vol ma glissante assiette ou me tenir une porte ouverte ? Comment décrire ce qui me traverse devant ce long trèfle à quatre feuilles qui dans un verre d’eau au milieu du réfectoire fait son apparition ?

Recevoir est un don

Un don qui nécessite de devenir un réceptacle conscient.
Un don qui implique de prendre soin de mon contenant.
C’est pour le moins déconcertant. Plus je fais le vide, plus je me remplis. Jusqu’à déborder.
Je me sens soudain infiniment reconnaissante envers ces personnes qui mettent tout en oeuvre afin que nous puissions tirer le meilleur de cette expérience. En vivant de la charité d’autrui et sans connaître à l’avance la teneur de la journée qui suit ni même le contenu du prochain menu, je deviens capable d’apprécier la chance que j’ai. D’honnêtement la savourer. De la nourriture qu’on me sert aux pieds qui me portent, en passant par les particules d’oxygène que je respire… Tout est cadeau, tout m’est donné.
Ce soir-là, en route vers le pays du sommeil, je fais escale en terre de gratitude. Et dans la vacuité aérienne de mon oreiller, je signe la promesse de ne jamais oublier ce que j’y ai rencontré.

Jour 8 – PAROLES DU CORPS

Cette nuit, alors que je jetais au feu la dernière bûche, la pensée m’est venue que seul valait le sourire du corps. C’était comme une révélation soudaine. Une évidence. Une violence aussi. A la fois plainte et révolte des chemins de tout l’être.

Jean-Pierre Spilmont

La pratique méditative de longue durée s’accompagne de souffrances insoupçonnées.
Que rien ne m’avait préparée à endurer.

Revenir à mon corps, comme on rentre au port…

… contre vents et marées ! Car des mers démontées, il y en a quelques-unes à traverser avant de pouvoir goûter la chaleur de mon foyer.
Je suis d’abord assaillie de toute part par des tensions résiduelles que je trimballe au quotidien dans la plus totale ignorance. Moi qui ne me considère pas comme une personne stressée, je suis sidérée devant les stratagèmes élaborés année après année pour remettre à plus tard les appels du corps, et recouvrir par la musique de mes petits compromis l’intensité de ses cris. Heureusement, sitôt démasquées, ces tensions s’évanouissent rapidement. Me croiras-tu si je te raconte que j’ai littéralement senti toutes mes vertèbres se disloquer les unes après les autres ? Comme un château de cartes qui, une fois effondré, a laissé mes épaules reprendre toute leur souveraineté.
Penseras-tu que j’exagère si je te dis que j’ai sursauté en passant machinalement la main sur ma nuque, à la rencontre d’une substance inconnue, à la fois molle, souple et soyeuse ? Il ne me semblait pourtant pas avoir de gras à cet endroit là ? Je procède à un examen plus poussé, vérifie en palpant cette portion mystérieuse… Oh my god ! Is it my back, really ? – Le cours étant traduit en anglais, il finit par déteindre sur mes pensées – C’est donc à cela que ressemble un trapèze entièrement décontracté ? C’est mon ostéo qui va être étonné !

Ce n’était que l’échauffement

Dans la durée, l’expérience s’apparente moins à une course qu’à une longue randonnée. Il faut savoir s’économiser, au risque de s’épuiser avant la ligne d’arrivée. Malgré une bonne condition physique, de désagréables sensations liées à ma posture de méditation font leur apparition. D’abord inconfortables, elles deviennent franchement tyranniques à mesure que les heures passent, à l’instar de cette lance venue se planter dans ma hanche droite, pulvériser les muscles de ma cuisse, déchiquetant au passage le bord externe de mon genou gauche.
Gong.
Nous sortons tous marcher, bouger. Etirements par-ci, automassages par-là. On se croirait dans une aire de récupération pour athlètes. Nos corps muets semblent s’apostropher. « Eh toi ! Sur l’échelle de douleurs, tu es à combien ? »
Gong.
Souffler. Serrer les dents. Remonter sur le ring. Même en boitant.
Boulimique de coussins, je bourre les espaces vides sous mes genoux, derrière mes reins. Je cale au mieux mes malléoles qui ne supportent plus le contact du sol, ainsi que mon instable bassin. Cette fois c’est bon, je n’ai mal nulle part. En avant.

Quelques minutes plus tard…

Comme une alarme insistante, la douleur sonne l’impitoyable rappel.
L’affaire se corse encore lorsque nous sommes invités à essayer de ne pas bouger une heure durant. Il s’agit à présent de ne pas céder à la tentation de réajuster un tibia, d’ouvrir un œil, de gratter mon front ou d’éternuer sur le moucheron venu me chatouiller le menton. Impassible, en somme.
– Surtout impossible, ma mignonne…
Oh, toi… Petite voix, si tu crois que je ne t’entends pas baisser les bras ! Fais un effort, c’est le moment de révéler le coach qui sommeille en toi !
– Ok, je veux bien jouer le jeu, ce n’est pas comme si j’avais mieux à faire…
Merci.
– Tant pis si ta jambe se nécrose ou si tu développes une escarre précoce, c’est dommage, à ton âge…
CHHUTT !
– Bon, bon, je t’aurais prévenue. Ne viens pas te plaindre après !
De fait, sans mouvement pour négocier avec le mal, il devient intolérable. Je suis loin de me douter que dans ce calvaire réside une initiation à part entière.

Les yeux fermés, le coeur ouvert

Je n’ai bientôt plus d’autre choix que de respirer. J’apprends à maitriser mes réactions, à laisser exister la sensation, à ne pas m’y accrocher. Alors que je crois défaillir, je cède à un drôle d’abandon qui me conduit à un grand moment de libération. Dès l’instant où je cesse de lutter, où je m’ouvre à l’épreuve avec la même générosité qu’au plaisir, cette douleur tenace simplement… s’efface. Elle n’était qu’une information. Qui me rappelle l’étroite connexion qui relie mon corps et mon état d’esprit à tout ce qui se produit dans ma vie.
Négliger ce corps qui m’a été confié, me couper de lui, c’est affaiblir ma vitalité, m’éloigner de l’essentiel que je suis venue incarner. Honorer mon corps, c’est ne rien refuser de ce que mon âme pourrait lui souffler.

Jour 9 – VENT D’ENFANCE

L’enfant marche joyeux, sans songer au chemin ;
il le croit infini, n’en voyant pas la fin.
Alfred de Musset

Inspiration par rafales

A ce stade du séjour Vipassana, les mots sont tous là. Ils se déversent par milliers, me traversent à tout va, tels les électrons pressés d’un courant de connexion haut débit. Je ne suis plus qu’une machine à créer branchée sur le wifi de la vie.
Sauf que…
JE N’AI PAS LE DROIT D’ECRIRE.
Alors, j’essaye de tout retenir !
Je saisis au vol le plus d’idées possibles, les entasse à la hâte dans mon épuisette mentale qui bientôt coule, engloutie par la puissance des flots. La seule chose que je finis par attraper, c’est une crampe au cerveau.
Totalement dépassée, je me résous à laisser libre cours à ce torrent abondant dont rien ne semble pouvoir empêcher l’écoulement.
Et lorsque je lui octroie la permission de circuler, ma créativité m’accorde une visite guidée dans les paysages de mon imagination. J’y découvre une profondeur qui jamais ne désemplit, comme l’horizon recule à l’infini.

Je me dissous dans la magie

Dans mon bol de riz, sur les reliefs du carrelage ou dans les nuages… Tout prend vie. Partout où mes yeux se posent, la matière s’anime en images mouvantes qui me peignent des histoires extravagantes.
De petits personnages allumettes se chamaillent une ouverture dans les craquelures d’un vieux mur. Un canard plonge au ralenti à la surface ondulante d’une eau colorée et ressort par l’oreille d’un lion à la crinière boisée. Des gouttes de pluie pianotent sur les feuilles d’un arbre accordé l’air d’une transparente mélodie. Des forêts de jonquilles géantes se mettent à pousser sur une terre parcourue de frissons lumineux.
Est-ce encore la réalité, cette beauté insensée que je perçois ? Ou un regard enchanté qui s’est posé sur moi ? Libérée des couches empilées de mes conditionnements et de ma personnalité, je contacte un autre espace en moi. Dans lequel il n’y a plus rien à inventer, mais toute une poésie à cueillir et à explorer. Je ne suis plus mes idées, je suis la joyeuse immensité dans laquelle elles peuvent s’exprimer.

C’est l’enfance à nouveau

Emerveillée de tout, je m’amuse d’un rien. J’ai envie de pousser la chansonnette, de siffloter à tue-tête. De jouer, de rire, de partager. De décréter l’heure du goûter.
Ces impressions délicates, mélange de profusion immédiate et de légèreté, je les avais déjà avant, bien avant…
Mon visage dépourvu de maquillage apparaît dans le miroir d’un couloir. Derrière mes pupilles, une petite fille m’observe intensément.
« Où étais-tu passée ? » semble-t-elle questionner.
Je n’ai pas de réponse valable à lui apporter.
Je préfère de loin continuer à l’écouter me raconter sa relation à la lumière, aux émotions, à la nature et au vent.

Jour 10 – L’AUBE DE MON HUMANITÉ

Le soleil n’est jamais aussi beau qu’un jour où l’on se met en route.
Jean Giono

On vient de nous l’annoncer : le Noble Silence est levé.
Je me sens soudain oppressée. Je n’ai aucune envie de parler. Discrètement, je m’éclipse et sors m’aérer. Comme mes yeux plissés sous le soleil aveuglant, j’ai besoin d’un peu de temps pour me réhabituer progressivement à entrer en relation avec autrui sans être éblouie.

Encore quelques instants de répit

Je prends appui contre le tronc d’un arbre du fond. A son pied, ma vue domine tout le jardin et la bâtisse dont je connais désormais le moindre recoin. Par les fenêtres entrebâillées, je devine les marches en pierre de l’escalier qui mène à la salle de méditation. Cet endroit neutre et froid, devenu lieu de vie pour nos destins réunis. Seuls et ensemble à la fois.
Dans ma main, mon téléphone, éteint. Je tremble à l’idée de le rallumer. Je voudrais ne rien briser de ce cocon ouaté. Et surtout, ne rien oublier.
Les mots que j’ai tant attendu de pouvoir écrire ne seront pas à la hauteur de ce vécu. Comment le pourraient-ils ? Trop étroits, limités, ils n’ont pas été dimensionnés pour décrire la réalité que j’ai expérimentée.

Je pourrais te dire…

Qu’en plongeant dans mon obscurité, j’ai approché le feu de ma vérité. Que celui-ci n’a brûlé que ce que je n’étais pas. Que l’univers m’a pris par la main comme un bon vieux copain. Qu’il m’a appris à affûter mon attention comme la lame d’un couteau tranchant, afin que tout ce qu’elle touche puisse devenir transparent. Que j’ai pu, grâce à cela, briser le corset dans lequel je n’avais pas conscience d’être enfermée. Que cette libération m’a transportée dans le champ de l’esprit, de la matière, et même au-delà…
Je pourrais te dire tout ça. Et peut-être que tu ne me croirais pas.
Au loin me parviennent des sons de voix masculines, des éclats de rire féminins. Comme un insecte attiré par la lumière, je me rapproche enfin. Derrière la double porte ouverte, ils sont tous là. Mes compagnons de traversée. Le Noble Bavardage peut commencer.

Chaque regard me rencontre au plus profond

Chaque sourire est un printemps qui entre dans ma maison.
Les premiers mots échangés sont dénués de toute superficialité. Ils ont tous les âges, tous les styles, tous les accents. Il est si facile de se dire l’essentiel à présent.
Après dix jours d’isolement, je croyais me suffire amplement.
Pourtant cette humanité, j’en ai besoin, je la ressens, je m’y abreuve et, pour une fois, je la comprends.

Ainsi s’achève pour moi Vipassana

Point de bibelots dans la boutique de mes souvenirs.
Car ce voyage, c’est plutôt un raz-de-marée. Qui a emporté avec lui tout le superflu, laissant derrière son passage une plaine dévastée par l’amour et la confiance que j’ai reçus, les bras grands ouverts devant l’inconnu.
Dix jours comme dix ans, mais à l’envers…
Inversant les battements de mon cœur qui repartent en arrière.
J’ai cru renoncer au monde, m’offrir du temps.
Et le monde s’est offert entièrement.
Prenant refuge en moi,
Je me suis retournée sur le bruit de mes pas,
À la recherche d’un signe de vie, d’un signe de joie.
Réalisant que la vie, c’est moi.
Et que ma joie, c’est toi.
Je ne regarde plus les gens, je les vois.
Et si tu lis ces mots-là,
Peut-être sommes-nous un peu faits du même bois.

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