Terres d'intuition

Quelques remous

Allez respire encore (allez, allez, allez).
Clara Luciani
 

Devant moi, un petit pont de bois. 
Je décide de m’y asseoir pour soulager mes poumons encore diminués.
Mon amie part retrouver les traces du chemin dont nous nous sommes écartées.
Entre mes deux pieds bercés par la gravité, je regarde l’eau couler.

Elle se faufile avec agilité entre les îlots de neige accumulée, déterminée à poursuivre sa course dans le sens dicté par le courant depuis la nuit des temps. 
Ici et là pourtant, tourbillons fous et drôles de remous témoignent d’une irrégularité dans le fond de son lit, d’une anomalie dans le circuit, venue troubler la pureté cristalline et lui rendre sa poésie.

Dans l’espace sans forme où dansent les esprits, celui de l’Eau me repère et voici comment je pourrais traduire ce qu’il me dit :
« Enfant de la Terre… Une guerrière de la lumière sait prendre les armes quand le combat lui semble nécessaire. Si tout était possible, qu’aimerais-tu faire ? Ecoute. Ecoute en profondeur… »

Alors, comme un aileron fend la surface de la mer en douceur,
Une réponse a surgi du silence de mon cœur :

J’aimerais ouvrir le feu avec la puissance de mes mots
Déchirer le voile de l’illusion avec la pointe acérée de mon stylo
J’écrirai avec mon sang asphyxié s’il le faut
Sans m’excuser de simplement te partager 
Ce qui agite l’océan de ma réalité
Sans te servir de bons sentiments réchauffés
Sous prétexte qu’il faut sourire et positiver
J’aimerais en vérité te raconter l’histoire… 
De la nuit noire que je viens de traverser

Petite étoile affairée aux quatre coins du ciel
Ayant négligé de prendre soin d’elle
Trébuche et tombe soudain dans le co-vide 
Un trou noir qui l’absorbe toute entière
Elle s’enfonce et chute, petit bolide 
Dans un endroit austère où même la foi est privée d’air…
Bienvenue en enfer

Petite étoile décrochée du ciel 
A perdu l’usage de ses ailes 
Engluées dans le mazout épais d’une société plus malade qu’elle
Attaquée violentée agressée
Dans les structures sensibles de son intégrité 
Elle s’agite, se débat, compte bien ne pas en rester là
C’est loin d’être son premier combat.

Rien à faire, plus elle se démène plus les ténèbres l’enserrent, 
La bâillonnent et la retiennent prisonnière
Faisant régner la terreur 
Dans ses terres intérieures.
À l’idée de ne jamais se réveiller
Petite étoile n’a plus le cœur de briller. 

La lutte dure depuis déjà trop longtemps,
Mon corps, dans un ultime effort, organise son propre effondrement.
Il y a d’abord un immense embrasement
La douleur afflue de tous mes nerfs en même temps 
Jusqu’à la racine de mes dents.
Et puis, c’est l’épuisement.
Reins, poumons, cœur, foie
Le muscle, le gras, la voix.
Tout fout le camp. 

Et pourtant…
Le supplice des organes, l’envie d’éclater mon crâne,
Le corps décharné, l’impossibilité de s’alimenter,
Le creux dans mes intestins et le hurlement de la faim…
Ce n’est rien.

Ce n’est rien, à côté du regard lointain de celui qui ne tend pas la main
Du secours qui ne vient pas secourir
De ces personnes qui n’écoutent pas quand j’ai la sensation de mourir
De ces médecins rivés sur leurs machines à gagner du temps.
On meurt d’abord de n’être pas vu, tu comprends ?
Loin de moi l’idée de faire des généralités
Ceci est le récit d’une expérience parmi des milliers.

Allez, regarde-moi, ici, maintenant !
Petit cadavre ambulant
Que tu voudrais masquer 
Alors qu’il peine à respirer
Il faut d’abord s’enregistrer dans le système 
Pour avoir droit à un peu d’oxygène
Respecter des protocoles bêtement
Prendre des décisions froidement
Je ne suis plus un être humain suffocant, 
Mais une donnée sur un écran.
Au nom de la santé, maltraiter les gens.
Aidés « si » pass sanitaire, « si » test validé et payé cher…
Aimés « si » sages et bien dans le rang, « si » bonnes notes à l’école…
Ras-le-bol.
Je ne sais pas toi, mais moi, j’en ai marre d’être « bien élevée » de cette façon.
J’en ai marre de cette aide conditionnée, de cet amour au rabais, 
De ce chantage odieux et malhonnête sous prétexte qu’il vient d’une autorité.
Ça n’a que trop duré.

J’ai envie de respecter nos représentants 
Parce qu’ils soutiennent notre déploiement, 
Nous permettent d’aller en avant, 
De garantir notre souveraineté 
Et non parce qu’ils menacent de confisquer nos jouets
Ou de nous mettre au piquet.
Quand refusera-t-on d’être sermonné ou refoulé au lieu d’être accueilli, 
À l’hôpital comme dans la vie, 
Dans un moment de détresse et de fragilité ? 

Nous sommes avec les autorités comme nous sommes avec nos parents.
Nous passons parfois notre vie à attendre d’eux ce qu’ils ne pourront jamais nous donner vraiment.
Promesse mensongère d’une sécurité, qui ne se contrôle ni ne s’achète,
Mais se cultive d’abord au-dedans. 
Quand sortira-t-on de nos postures d’enfants obéissants pour retrouver le pouvoir de dire non ?
Nous faut-il vraiment être privé d’air pour enfin jouir de notre droit fondamental à respirer ?

Oui, oui, je sais, je suis en colère…`
J’ai même le cœur qui saigne sévère,
Et ça ne date pas d’hier…
Comment avons-nous pu autant oublier
La compassion, la réelle attention, l’élan d’aider ?

J’ai mal à la Terre. 
J’ai mal à l’hiver.
Je cherche en vain mon salut
Dans une foule d’enfants perdus
Qui n’ont plus accès au vivant qui les porte et les constitue.

Alors, petite étoile solitaire fait ce qu’elle sait bien faire :
Quitter son esprit meurtri autant que sa chair
Abandonner son manteau d’os et de peau
Partir trouver refuge tout là-haut.
Même si elle connait le prix à payer d’une telle démission volontaire…
Dans ses yeux qui reflètent l’univers
Quelqu’un a éteint la lumière.

Pendant de longs jours, j’ai le souffle court
La capacité de parler endommagée
Le sourire absent et le cœur lourd
Je ne sens plus l’Amour.
 
Pourtant, l’Amour, lui, ne cesse d’essayer de me trouver 
Il ne m’a jamais laissée tomber
Il est partout, à ma portée.
 
Il est dans la prière
Dans cet endroit au fond de moi qui ne peut en aucun cas être abîmé 
Il est dans les actes de mon père
Dans les paroles de ma mère
Dans les petits plats confectionnés,
Dans les soupes moulinées et les pots pour bébé qu’on vient m’apporter,
Dans tous les remèdes qui arrivent par courrier.
Il est dans les larmes versées par les miens à mon chevet
Dans les tonnes de messages et de soins que je réceptionne
Témoins du chaudron de l’amitié qui bouillonne.
Un à un, je récupère les petits morceaux égarés de ma foi
Chez tous ceux qui ont gardé confiance, quand moi je n’y parvenais pas.
 
Et puis c’est arrivé. 
Ce jour où une laborantine m’a parlé, m’a écoutée pour de vrai.
Avec empathie, bienveillance, humanité. 
L’amour s’est infiltré dans le mur fissuré de ma vulnérabilité. 
Ce même jour où j’ai pu faire quelques pas mal assurés dans la rue
Lorsque la vue d’une petite dame âgée
Qui posait ses pieds avec une infinie précaution sur la chaussée verglacée, 
A eu raison de mes dernières retenues.
D’un claquement sec, comme on casse une noix en deux hémisphères
Mon cœur s’est brusquement rouvert

 
Le mur a cédé
Un fleuve puissant s’y est engouffré
Offrant à mes cellules assoiffées 
De s’abreuver d’Amour à volonté
 
Pour y plonger tête la première
Il m’a fallu quitter cet habit de misère 
L’attachement à l’idée que je ne mérite pas d’être aidée, 
Que je ne mérite pas d’être aimée.
La vérité c’est que dans l’invisible comme dans la matière,
Je suis aimée et fort bien entourée.
Une fois ces dernières couches décapées
Ne reste de moi qu’une petite étoile nouvelle-née
Qui se rappelle avoir fait tout ce voyage
Juste pour exister…
Et remplir quelques pages.
 
La thérapeute, devenue patiente pas-très-patiente
Finit par accepter d’être convalescente
Il est l’heure de changer l’eau des fleurs
Retirer cette feuille qui meurt 
Contempler les montagnes et les oiseaux 
Tout ce qui hisse haut et beau
Oui, merci à la beauté, à l’harmonie 
De toujours guider mon retour à la vie 
 
Dans la blanche forêt, l’eau continue de ruisseler
Mon amie a retrouvé le sentier 
Je me suis remise en route, reposée.
C’est tout ce que je peux te souhaiter pour cette nouvelle année, 
Retrouver ton chemin, frère humain.
Retrouver le chemin du prendre soin
Puisses-tu y rencontrer derrière ton Je 
Un peu de Tu, un peu de Nous…
Dans un monde à genoux
Ça finira bien par faire quelques remous 
Une poignée de gens debout.

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