J’ai failli mourir des larmes que je n’avais pas versées.
J’ai failli mourir des larmes que je n’avais pas versées.
Robert Fisher
La nuque est raide, l’estomac noué. Les mâchoires sont serrées, les épaules rehaussées.
Les narines n’aspirent plus l’air qu’en mince filet.
– Ça va ?
– Ça va, répond-elle, le teint blafard et les traits fatigués.
Vraiment ?
Depuis que le coup a été porté, ses sens vitaux sont restés en alerte, mais son âme s’est pétrifiée. Quelque chose en elle a reculé, s’est recroquevillé tout au fond, comme une bête traquée. Passant les manettes de son être assiégé à un bon petit soldat, rationnel et froid. Incapable d’être troublé par le moindre petit émoi.
Cette personne, c’est moi.
Et peut-être aussi toi.
Combien de fois me suis-je ainsi coupée de mes émotions ?
Oh, c’est à peine perceptible pour la conscience entraînée à ne pas faire attention.
Un impact, une collision, une information impossible à traiter et hop ! Le pilote automatique entre en action, prenant en main les opérations. Il devient même très performant avec la répétition. Lors d’un choc, accidentel ou émotionnel, la violence perçue est parfois telle que l’on se retrouve déconnecté du corps physique. Dans le jargon, on appelle ça la dissociation.
Comme tout individu très sensible percevant le monde avec une grande intensité, je suis une grande adepte de ce procédé. Je l’ai d’abord subi avant d’en comprendre le danger autant que l’intérêt, avant de pouvoir le repérer et le désactiver.
Qu’il s’agisse de porter secours, de passer un examen qui atteint à notre pudeur ou à notre intégrité physique, de quitter un conjoint intubé en soins intensifs, de laisser une personne mourante nous broyer les os de la main à chaque secousse de l’ambulance et supplier de la tuer pour qu’on en finisse… D’être soumis à des images, des sons, des paroles, des situations qu’on n’a pas choisis… Ce mécanisme de protection s’avère bien utile pour ne pas se dissoudre devant l’insoutenable… Il nous permet de gérer une situation d’urgence ou de crise, d’encaisser une trahison, un décès, de prendre le volant, d’intervenir sur des accidents. Il peut nous sauver la peau, littéralement.
Le piège, c’est lorsque cette commotion sidérale perdure, s’installe et passe pour la normale. Jusqu’à se raconter que nous avons atteint une sorte de sagesse supérieure, de sérénité à toute épreuve. Qu’on se le dise bien : il n’y a rien de normal à être un robot qui ne ressent rien, détaché comme s’il voyait la scène de loin.
Drames et traumas nous réveillent autant qu’ils nous éloignent de nous-même. Nos blessures nous poussent à construire des murs autour de nos cœurs brisés, avec leurs bataillons de gardes en armures. Ceux-ci, du haut de leur forteresse, se donnent pour mission de nous préserver à tout prix de ce qui, pensent-ils, pourrait nous affaiblir, voire pire, nous anéantir.
La limite de leur noble intention tient à ce que les capteurs de la souffrance sont identiques à ceux de la jouissance et de la compassion. Sans prendre les précautions nécessaires pour accueillir nos émotions restées bloquées sur le palier, on erre dans un état stationnaire, dans lequel certes, aucune douleur n’entre, mais aucune joie non plus. Nous voilà engourdi, comme sous anesthésie, incapable d’empathie envers soi ou vers autrui. Ce qui était au départ une tactique de survie devient un enfermement, un oubli de qui je suis, une perte d’accès à ce qui peut me guider, me toucher, me faire sentir la vie.
Sarah Morisse