Il est bien peu de monstres qui méritent la peur que nous en avons.
Il est bien peu de monstres qui méritent la peur que nous en avons.
André Gide
Les babines retroussées, le poil dressé, l’œil torve et les crocs brillants sont à la hauteur de la promesse offerte par le panneau « chien méchant » accroché au portail en fer. L’animal me barre la route et je ne peux me retenir de maudire intérieurement ceux qui l’ont négligemment laissé ouvert.
J’hésite à rebrousser chemin. Dans cet instant suspendu, une bascule opère. La partie de moi qui voudrait fuir ou penser est momentanément verrouillée, l’instinct prend le dessus. C’est lui qui m’enseigne à présent. Je me vois pivoter, faire face au chien menaçant et le regarder franchement.
Tu vas peut-être sourire, mais je n’ai pas peur d’un tigre, d’une araignée ni de me retrouver face à un chien enragé. Je n’ai pas non plus peur d’être cambriolée, agressée ou d’être contrôlée par un policier. Je n’ai pas peur de mourir, ni de ce que tu pourrais en penser. Je n’ai pas peur de ce virus dont on ne finit plus de parler, c’est vrai, mais avant de protester ne t’en fais pas, je ne suis pas épargnée. Des peurs j’en ai des tas.
J’ai peur d’une guêpe si elle m’approche d’un peu trop près. J’ai peur de ne pas toujours avoir les bons codes pour discuter ou me comporter en société. J’ai peur que demain ma chienne se fasse opérer. J’ai surtout peur d’être jugée, de te livrer ma vulnérabilité, d’assumer mes accès à d’autres réalités.
Par-dessus tout, j’ai peur d’arriver à la fin de mes jours et de ne pas avoir suffisamment contribué, d’avoir passé trop de temps à me questionner et pas assez à aimer. Voilà longtemps que j’ai des messages dans le cœur dont je ne délivre pas toute la noirceur, par peur que tu sois déçu, que tu ne m’aimes plus. Car ma plus grande peur, c’est de te montrer qui je suis. Et qui je suis, ça n’est pas que la version indépendante, brillante, épanouie.
Il y a quelques années, j’ai vécu une extraordinaire plongée. J’ai touché le fond de mon être, et mon monde s’est retourné. Sidérée de constater que ce fond était en fait un pont qui me reliait au monde des autres, qui me permettait de voir, d’entendre et de comprendre ce qui les traverse avec une nouvelle acuité. Peur d’être folle, peur d’être seule, peur d’être rejetée ou inadaptée… Des peurs j’en ai traversé des pires et des meilleures.
Aujourd’hui, je n’ai rien contre la peur, je refuse juste qu’elle soit mon moteur. Partout où elle règne, je ne suis pas libre de dire, de faire, d’oser. Quoi qu’il en coûte, j’ai décidé de ne plus me cacher. L’heure est venue de laisser sortir ce qui a été gardé dedans depuis trop longtemps. Et ce n’est pas qu’une promesse de déconfinement !
Je me tiens toujours debout devant le molosse, mes yeux plantés dans les siens. Je n’essaye pas de l’amadouer ni de l’intimider. Je reste là, à l’observer. Par mon regard neutre, j’informe le gardien féroce que je le vois pour ce qu’il est. Il s’agite, se rapproche, s’éloigne avec nervosité, puis se tient silencieux, l’air décontenancé. Il finit par gémir, se coucher et me regarder passer, inoffensif et résigné.
Oui la peur est bien là, prête à surgir et à nous paralyser. Nous n’aurons plus à nous en libérer dès lors que nous lui donnerons le droit d’exister. Quand je la vois désormais je fais le choix de l’embrasser, de trembler et… d’avancer.
Sarah Morisse