Mais cette nuit-là, elle avait gardé
les yeux ouverts, le regard clair et franc.
Mais cette nuit-là, elle avait gardé
les yeux ouverts, le regard clair et franc.
Natacha Appanah
La première fois que j’ai posé des lunettes sur mon nez, je devais avoir six ou sept ans. J’attendais ma maman dans la voiture garée devant la supérette et ai chaussé sa paire de lunettes trop grande pour ma tête. Pour l’imiter, pour m’amuser, pour passer le temps. Quel ne fut pas mon étonnement ! Des panneaux de signalisation, des affiches remplies d’indications, une multitude de détails dans la rue m’ont soudain sauté aux yeux. Je ne savais pas qu’on pouvait voir mieux. Cet événement permit de détecter une myopie qui insistera pour me tenir compagnie… Une fois équipée, je fus par la suite plus réticente à sortir de mon cartable le petit étui, moins par distraction que par coquetterie.
Puis vint le jour où j’ai pu porter des lentilles de contact, à ma rentrée au lycée. Sans verres derrière lesquels me cacher, j’offrais un regard neuf au monde qui m’entourait. Sans les bords et pourtours floutés qui avaient jusque-là encadré mon champ de vision, le même monde s’offrait à ma perception dans une toute nouvelle version. Là où il n’y avait que du gris, je différenciais désormais l’anthracite de l’ardoise ou l’argenté, entre autres gris souris, taupe ou acier. Le spectre des couleurs m’était révélé avec plus de largeur et de précision. Comme si ma vue s’était prolongée, affutée, et qu’en même temps tout ce qu’elle touchait avait gagné en profondeur et en subtilité. Quelle révolution ! Quel confort indicible pour moi qui, sans correction, progresse à tâtons dans un flou artistique qui ferait pâlir d’envie n’importe quel grand peintre impressionniste…
Si l’image peut fait rire, c’est pourtant ainsi que nous vivons inconsciemment la plupart du temps. Dans un gris sans nuances, limités par les contours épais de nos croyances, de notre éducation, de nos opinions et points de vue arrêtés, à suivre les yeux fermés des principes abscons. Cognant dans nos relations sans en apprécier les distances de sécurité, enveloppés par la nébuleuse bordure de notre confusion. Quand nous ne nageons pas carrément dans un brouillard intégral, en finissant par trouver cela normal.
À certains égards, voir flou peut s’avérer très accommodant. Avec la netteté, on remarque les petits éléments, des plus agréables aux plus déplaisants. Encore faut-il accepter cette dualité. Si le nuage de nos pensées brumeuses nous épargne l’étalage de nos souffrances, il nous fait aussi rater quelques gares et perdre la direction. Élargir le champ étroit de notre esprit n’est pas une option lorsqu’il est question d’améliorer l’instinct et l’intuition.
Qu’attendons-nous pour désembuer nos outils de perception ? Pour cesser de confondre lâcher-prise et passivité, amour et attachement, sérénité et détachement, engagement et emprisonnement ? Pour faire la part entre ce qui nous appartient, ce qui nous contraint et ce qui ne nous concerne en aucun cas ? Pour se rendre compte de notre valeur, de nos talents ? Pour discerner l’important du tout-venant, le vital et l’urgent, pour soi, maintenant ?
Un nouveau jour se lève, sur une autre réalité peut-être…
Apprenons à nous voir tels que nous sommes, sans compromis mais non sans tendresse, comme on efface doucement la buée d’une fenêtre.
Gardons les yeux du cœur et de la conscience ouverts. Ne ratons pas le spectacle qui nous est offert, de cette traversée à la rencontre de notre véritable identité.
Sarah Morisse