La léthargie provient soit
d’une trop grande consommation
de nourriture ou de pensées.
La léthargie provient soit
d’une trop grande consommation
de nourriture ou de pensées.
Auteur inconnu
Les gestes sont lents mais l’esprit est clair. Chacun de mes pas, posé avec précaution, me rapproche de la rivière. Tout est comme ralenti, amorti, recouvert d’un calme épais.
Voilà cinq jours entiers que je n’ai pas mangé.
Si l’on m’avait dit qu’un jour je tenterai cette expérience… Moi qui, par le passé, ai largement puisé réconfort et sécurité dans des comportements alimentaires addictifs voire franchement mortifères.
Au printemps dernier en effet, j’ai profité du contexte du premier confinement pour me lancer. Cinq jours d’arrêt complet de nourriture solide, escortés par une descente puis une remontée alimentaire, le tout accompagné par une naturopathe hors pair.
Jeûner dans un cadre bénéfique est un événement suffisamment rare pour être précieux. Si l’on ôte au corps et à l’âme la lourde charge de digérer, d’absorber, ils peuvent alors se consacrer à une mission pour laquelle ils ont aussi été programmés : trier, nettoyer, assainir, détoxifier. Faire de la place, créer de l’espace. Une pause nécessaire, un rituel tout naturel pour attirer et accueillir bientôt le renouveau. Dans nos cellules, dans nos organes, sur notre peau… Autant que dans nos idées, nos émotions et le choix de nos mots.
Comme toute grande aventure, elle démarre dans un mélange d’angoisse et d’excitation.
Les derniers repas font ressurgir par leurs progressives restrictions, la peur viscérale de manquer. Réactivant des mémoires millénaires de rationnement, de privations, il devient facile d’observer combien garder ce ventre plein a pu nous soulager d’une fonction de survie qui était loin d’être une option. A force de nous rassurer, nous avons pris l’habitude de nous remplir à intervalles réguliers et de tout organiser pour ne surtout, surtout pas ressentir la faim.
Je ne vais pas te mentir, la fatigue, les maux de tête et les tentations ont fait partie du début de l’excursion. Toutefois, même si mon tonus habituel a pris des vacances, le fait que mes jambes continuent de me porter me donne une étonnante confiance.
Sans manger, la chair se déleste de sa substance, la matière devient moins lourde, moins dense. On peut presque voir à travers, capter d’autres dimensions de l’univers.
À partir de la troisième journée, je découvre une capacité aussi déroutante qu’insoupçonnée. Celle de puiser dans le vide ainsi créé, une toute nouvelle énergie, une intense vitalité. Mon abdomen vacant semble offrir une caisse de résonance pour le tambour de mon cœur battant autant que pour ma présence venue s’y engouffrer avec la même puissance que la course de la Durance que je suis entrain d’enjamber.
Qu’il est exaspérant de constater combien on a parfois besoin d’être privé de quelque chose pour en être conscient, pour ne plus agir machinalement ! Il faut croire que c’est tout ce qu’a trouvé notre corps pour nous rappeler de l’habiter après l’avoir si longtemps quitté. Un peu comme observer la Terre depuis un satellite en orbite provoque un instinct profond de retour à la maison.
Car lorsque j’accepte de faire connaissance avec la faim, de vraiment lui tendre la main, rapidement elle s’efface au profit d’un proche ami, l’appétit. Connais-tu son pouvoir, sa magie ? Un moteur à propulsion, une fusée à réaction ! L’appétit… Une ancre à la vie.
Sarah Morisse